"Trois hommages à Meyerhold" par Béatrice Picon-Vallin - La scène N°3

(...) En France, un autre hommage est venu du balagan tant aimé de Meyerhold, qui constitue l’autre pôle, contrasté, de ses sources créatrices. C’est Mauricio Celedon — un artiste chilien qui dirige aujourd’hui en France le Teatro del Silencio — qui, bouleversé par l’histoire du grand Maître russe, a voulu célébrer en Meyerhold l’expérimentateur, l’artiste-inventeur, ivre de liberté de création. Le Teatro del Silencio est une compagnie de théâtre de rue (fondée à Santiago du Chili en 1989 où elle demeure jusqu’en 1999) qui réunit acteurs, danseurs, acrobates, musiciens et plasticiens. Leur spectacle Doctor Dapertutto — qui reprend le pseudonyme hoffmanien du Maître dans les années dix — est un spectacle de rue, comportant une partie déambulatoire et une partie fixe, jouée dans une construction métallique où des agrès de cirque permettent aux trapézistes de s’élancer vers le ciel.

Doctor Dapertutto propose une autre sorte de voyage dans l’univers de Meyerhold : à travers l’investissement de l’espace urbain, la pantomime, le cirque, la musique qui revisite le folklore, les chants révolutionnaires ou des œuvres de compositeurs qui ont accompagné Meyerhold. Le scénario du spectacle se construit librement en puisant dans des épisodes de la vie du Maître, des événements de l’histoire russe et soviétique, en s’appuyant sur l’évocation de « créatures théâtrales » — personnages en action rencontrés dans ses grandes mises en scène. Ainsi, vêtu d’une houppelande noire, le vieux clown des Acrobates, pièce de l’Allemand F. Von Schöntan, que Meyerhold interpréta en 1903 et dont il reste quelques fascinantes photographies témoignant de sa maîtrise du dessin scénique, éclate en plusieurs avatars. On reconnaît ici Stella du Cocu magnifique, démultipliée, et Bruno qui la supplie, là une Anna Andréievna à l’éventail de l’épisode 5 ou 7 du Revizor, et puis soeur Béatrice, Nina du Bal masqué, ou des personnages historiques comme Lénine et Staline. La troupe joue l’assassinat de Zinaïda Raikh en utilisant l’étude biomécanique du Coup de poignard, interprétée par une dizaine de comédiens autour de la figure centrale ; elle évoque le procès de Meyerhold dans une scène de tréteaux de foire, et son assassinat sous un nuage de confettis rouge sang. Quelques mots parfois, dits ou criés au haut-parleur. Mais il s’agit avant tout d’actions physiques, et l’acteur Alexei Levinski est venu en France initier la troupe aux études biomécaniques.

Tout un peuple avance, suivi d’un convoi de 20 mètres, composé de cinq chariots grillagés qui traversent la ville où le Théâtre del Silencio intervient. C’est une parade, avec une foule grise piquée de quelques taches rouges, une foule de la fin des années trente, et dans les cages du convoi, sont enfermés des prisonniers du Goulag. La procession de théâtre est encadrée par des policiers, des officiers, la foule tente de leur résister sous la neige qui tombe, propulsée par le souffle d’un canon à neige, positionné sur le toit d’une des cages grillagées. A des point stratégiques de la ville (places, carrefours), des scènes dramatiques sont jouées, remplie d’une énergie farouche et déterminée. Aux vingt comédiens de la compagnie sont associés une trentaine d’amateurs recrutés dans chaque ville où joue le Teatro del Silencio et qui vivent avec la troupe trois jours d’intense entraînement. Ainsi, le théâtre de rue est porté par une foule où comédiens, amateurs et spectateurs se mêlent, et la déambulation se réalise avec la complicité d’habitants, préparés ou non préparés au sujet de l’œuvre, mais qui, se trouvant embarqués au cœur de l’histoire de Meyerhold, pourront ainsi continuer de se documenter sur la vie et l’œuvre du grand artiste. La voix du metteur en scène conclut le spectacle avec cette confession tragique de Meyerhold : « L’artiste, lui, apprend au prix de son propre sang ».

Le programme de Doctor Dapertutto cite le credo du jeune Meyerhold, que le Teatro del Silencio a fait sien, et qui est contenu dans une lettre à Anton Tchekhov, datée du 18 avril 1901 : « Je voudrais flamber de l’esprit de mon temps. Je voudrais que tous ceux qui servent la scène prennent conscience de leur grande mission. (...) Oui, le théâtre peut jouer un rôle énorme dans la réorganisation de tout ce qui existe. »

Ces deux hommages, si différents l’un de l’autre — l’un, scientifique, appuyé sur une étude approfondie des archives, l’autre, impressionniste, nourri des lectures des traductions de Meyerhold, des livres français qui lui sont consacrés, et d’un voyage à Moscou ; l’un rempli d’une beauté rituelle et l’autre construit sur le montage grotesque du balagan ; l’un qui frappe par sa force esthétique et l’autre par sa force émotionnelle —, constituent deux approches actuelles, on pourrait même dire deux manifestes, qui se complètent pour replacer le nom et l’œuvre de Meyerhold au cœur du théâtre d’aujourd’hui.

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